Les lumières bleues et orange d’un gyrophare transpercent l’obscurité et viennent se refléter sur les façades des immeubles. Une sirène de police retentit au coin de la rue. Au sol, un filet de sang se faufile lentement sur l’asphalte en direction du caniveau. Un homme en uniforme ramasse un téléphone par terre et le glisse dans un sachet de prélèvement. Un autre prend des notes sur un carnet. Une bande de fêtards éméchés est sortie du bar à l’angle et s’amasse dans un coin pour voir ce qui peut bien susciter tout ce remue-ménage. Je suis assise sur les marches devant mon immeuble, une cigarette coincée entre les lèvres. Je fixe le sol, abasourdie. Installé juste à côté de moi, mon voisin Boniface a les yeux vides.
Boniface, c’est un sapeur. Je le surnomme le dandy de Château Rouge. Sa voix, son rire inimitable et son pas traînant sont reconnaissables à plus de 100 mètres à la ronde. Il faut dire que Boniface a l’art de l’annonce : rien de tel que de frapper contre les murs avec la canne offerte par un brocanteur de notre rue pour signaler son arrivée ! Boniface est le roi du quartier. Tout le monde le connaît. Son superbe costume en velours bordeaux et son panama noir hantent les rues de la butte.
Mais cette nuit, Boniface a perdu sa bonne humeur. Il a abandonné sa cannette sur le trottoir et il semble perdu dans ses pensées. Je décide d’engager la conversation :
« Tu le connais ? »
Boniface pousse un soupir et acquiesce de la tête.
« Comment il s’appelle ?
– Bruce Wayne.
– Bruce Wayne ? Sérieusement ? Tu te fous de moi…
– Si, si, je t’assure. On l’appelle Bruce Wayne.
– Mais c’est un surnom ?
– J’en sais rien. On l’a toujours appelé Bruce Wayne.
– Et il y a des gars qui ont osé s’en prendre à Bruce Wayne… balèze. »
Boniface hausse les épaules et soupire à nouveau.
« Et tu sais qui lui a fait ça ? »
Boniface tourne la tête vers moi et me regarde droit dans les yeux :
« Tu es flic ?
– Euh non… Je voudrais seulement savoir ce qui s’est passé juste en bas de chez moi ! »
Boniface détourne les yeux et se tait un moment. Après, une brève hésitation, il se met à chuchoter :
« Ils n’auraient pas dû lui faire ça.
– Oui, je suis bien d’accord.
– Faut croire que c’est la vie.
– Tu sais ce qui s’est passé ?
– Non, mais ça fait des années que Bruce Wayne fait les mêmes trucs. Tous les vendredis soirs, il s’amène dans le quartier avec un sac poubelle rempli de trucs qu’il a piqués à droite et à gauche. Surtout des fringues et des casquettes. Et il vient les vendre aux petits dealers du coin. Ça marche plutôt bien. Il est doué. Il leur fait croire que tout vient directement des States. Et les gars y croient. Mais le truc, c’est que pendant que les dealers essayent les vêtements et s’engueulent pour garder la casquette qui fait le plus East Cost, Bruce Wayne chope discrètement le sac rempli de dope qu’ils cachent derrière une poubelle et il se barre en courant.
– Il faisait ça tous les vendredis soirs ?
– Ouais, il ne pouvait pas s’en empêcher.
– Attends, que je comprenne, il faisait la même chose à chaque fois et les mecs le laissaient faire ?
– Quoi ? fait Boniface, surpris.
– Si Bruce Wayne volait toujours leur drogue, pourquoi les dealers le laissaient apporter ses fringues chaque semaine ?
– Fallait bien… Attends, c’est BRUCE WAYNE ! »
Incroyable ! Je souris. Générique.
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Un texte inspiré de…
SUR ECOUTE (THE WIRE) – 2002 à 2008
Genre : Série TV – Policier, thriller, drame
Réalisateurs : David Simon, Ed Burns
Scénaristes : David Simon, Ed Burns
Avec : Dominic West, Michael K. Williams, Idris Elba, Wood Harris, Deirdre Lovejoy, Wendell Pierce, Sonja Sohn, Aidan Gillen, Andre Royo…
Bande originale : le morceau « Way Down To The Hole » sert de thème musical au générique de la série. Il est interprété par un artiste/groupe différent à chaque saison : The Blind Boys of Alabama (saison 1), l’interprète original de la chanson Tom Waits (saison 2), The Neville Brothers (saison 3), Domaje (saison 4), Steve Earle (saison 5).
Synopsis : bien au-delà d’une simple série policière sur une brigade criminelle luttant contre le trafic de drogue, The Wire est avant tout une série sur Baltimore. Chaque saison aborde un thème particulier pour mettre en scène les différentes facettes de la ville : la drogue (saison 1), le port (saison 2), la politique (saison 3), l’éducation (saison 4), les médias (saison 5).
Pour en savoir plus :
– Pour voir la scène d’ouverture de la série (qui a inspiré mon texte), c’est ici !
– Apprendre à des dealers à jouer aux échecs avec le langage de la rue : leçon en vidéo
– Un autre extrait culte : Omar vs Brother Mouzone
– Pourquoi The Wire est la meilleure série de tous les temps par Nils C. Ahl et Benjamin Fau
– La fiche technique complète de la série sur Allociné
– Ecouter la bande originale de la série sur Spotify
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